Simon Lemaire, Coordinateur Réseau Nomade
Constance de Crombrugghe, Conseillère Masterplan
Bruss’help, le secteur d’aide aux sans-chez-soi et les secteurs connexes (santé, santé mentale, maisons de justices, aides à la jeunesse, migration, police et sécurité, etc…) ainsi que des expert·e·s du vécu sont actuellement à l’ouvrage d’une nouvelle stratégie de prévention et de lutte contre le sans-abrisme depuis quelques mois. Vu le nombre important d’acteur·trice·s impliqué·e·s, elle pose les fondations d’une méthodologie participative. La stratégie, de son nom « Masterplan », s’inspire notamment de travaux précédents tels que les niveaux de prévention déterminé par l’Organisation Nationale de la Santé, les objectifs que la FEANTSA conseille d’inclure dans une politique de lutte contre le sans-abrisme et la Déclaration de Lisbonne dont l’un des principes est la non-discrimination.
Comment faut-il comprendre la méthodologie participative ? Le principe de base est de permettre aux personnes de participer aux décisions qui les concernent et pour cela de construire une structure au processus participatif : d’abord pour l’accueil, l’écoute et les décisions prises ensemble et ensuite, de pouvoir produire un feedback sur leur mise en œuvre. Cette méthode valorise la personne aidée, lui donne la possibilité d’exprimer ses attentes et aspirations, d’avoir le pouvoir de décider pour elle et même de se sentir utile en partageant son expérience auprès de décideur·euse·s cadres ou politiques. Plus important encore, la participation peut être très créative lorsqu’il faut déconstruire les préjugés et les stigmas sur le sans-chez-soirisme dans la communauté tout comme elle permet d’enrichir les connaissances et les décisions émergeantes, à partir des vécus des premières personnes concernées.
En Europe
A travers l’Europe, se sont développées diverses techniques participatives mais dont les résultats sont très semblables. Les processus participatifs cultivent le rôle citoyen que les personnes ayant eu une expérience de sans-chez-soirisme ont à jouer et tendent vers le développement de communauté non jugeantes pour ces personnes, à contre-courant du modèle déshumanisant du sans-chez-soirisme actuel.
Depuis 2021, Focus Ireland met en place un programme d’ambassadeur avec des expert·e·s du vécu chargé·e·s d’amener un autre regard sur le sans-chez-soirisme pour influencer le milieu politique et de déconstruire les préjugés et les stéréotypes. Ainsi, ils·elles participent à des débats, des séminaires ou répondent à des invitations pour témoigner de leur expérience.
L’Autriche s’appuie sur l’entraide avec des expert·e·s du vécu et a mis sur pied un campus de pair-aidance. En plus de créer un emploi pour les expert·e·s du vécu, ils·elles renforcent les équipes interdisciplinaires des services d’aides aux sans-chez-soi. Un espace de réflexion est installé afin d’observer cette nouvelle fonction, ses avantages et ses défis. Le soutien nécessaire aux pair·e-aidant·e·s et la promotion de leurs actions se développent dans ce type d'espaces.
Le lobbying des usagers dans les instances de gouvernance des services d’aides aux personnes sans-abris et de santé est défini par la loi en France. La participation peut prendre la forme de porte-paroles ou de volontariat. S’introduire dans des instances de gouvernance et devoir expliquer des positions ou des expériences de vie nécessite beaucoup de confiance en soi mais aussi de pouvoir accepter que parfois des choses ne changeront pas.
Le projet Erasmus+ « Hood Homeless’s Open Dialogue » a cherché à se défaire de l’approche protectrice (prétendre mieux connaître la situation et les solutions d’une personne qu’elle-même) pour instaurer des pratiques de dialogue inspirées du travail de Jaakko Seikkula sur le Dialogue Ouvert pour soigner la santé mentale. Ils·elles utilisent la technique du « Enabling Co-planning » qui organise l’échange entre le·a patient·e et des travailleur·euse·s de différentes disciplines et s’étend si besoin au réseau de la personne. Centrée sur la personne, cette approche vise son « empowerment » pour un avenir meilleur.
La ville de Budapest a changé de cap dans sa stratégie sur le sans-chez-soirisme. Plutôt que de maintenir des solutions charitables, elle a organisé 14 forums aux seins des structures d’accueil et ONGs et mis en place un conseil d’expert·e·s du vécu. De cette façon, elle a pu adresser des vulnérabilités individuelles et la contribution des personnes sans-abris dans l’élaboration de la nouvelle stratégie a éveillé en eux·elles leur responsabilité citoyenne pour des politiques de luttes contre le sans-abrisme plus adaptées.
Arrels Fundacío souligne l’importance de la participation des personnes sans-chez-soi dans les décisions prises les concernant mais aussi d’avoir la communauté sensibilisée au sans-chez-soirisme. La participation est essentielle pour briser les préjugés mais aussi aider les personnes sans-chez-soi à trouver de nouvelles aspirations et retrouver l’estime de soi. L’art visuel, l’écriture ou encore le théâtre sont des activités qui favorisent l’échange d’opinions.
Dans la même veine, Kralji ulice propose des activités qui allient la participation des personnes sans-chez-soi et la communauté. Ils proposent par exemple une promenade en ville guidée par une personne sans-chez-soi et qui retrace son parcours en rue. En laissant participer les personnes sans-chez-soi à leur guise aux activités, ils·elles sont libres de décider comment s’investir. Pour certain·e·s, cela mène à l’embauche pour un emploi.
En Belgique, le Syndicat des Immenses, constitué principalement de personnes sans-chez-soi, a choisi une vocation plus politique pour défendre ses idées dans la lutte contre la pauvreté. En contact régulier avec des institutions, ils·elles contribuent aux débats, proposent des analyses et documentent la pauvreté. Pour encourager leurs membres à prendre part à leurs activités, ils·elles demandent aux institutions d’offrir une rémunération ou un défraiement pour le temps consacré et leur investissement.
Le Masterplan
La participation des ayants droits a été un élément clé dans le processus. En effet, le comité restreint de Bruss’help compte déjà parmi ses membres trois ayants droits également représentant·e·s du Front SDF et du Syndicat des Immense. Avec eux·elles, une mobilisation de leurs homologues a permis d’avoir une dizaine d’entre eux·elles présent·e·s aux trois jours de tables rondes organisées pour des échanges sur le sans-chez-soirisme entre février et juin 2023. Les échanges ont été menés sous les prismes suivants : le sans-chez-soirisme d’aujourd’hui, les ressources mobilisées actuellement et les ressources à mobiliser encore pour y mettre fin. Les ayants droits et expert·e·s du vécu ont eu l’opportunité de témoigner de leur expérience, attirer l’attention sur des problématiques ou encore proposer des solutions.
Une des tables rondes avait comme sujet les injustices et les violences institutionnelles. Dans la stratégie un chapitre a constitué un niveau de prévention qui correspond à l’action menée pour identifier une personne ou une population à risque d'interventions invasives ou « paternalistes », et lui proposer des procédures d’accompagnement éthiquement et socialement acceptables. Il s’agit de construire la voix des personnes sans-abris, la protéger et de s’en inspirer.
Encore en phase de rédaction, la stratégie penche pour divers mécanismes de participation et d’écoute. D’abord, dans les services d’aides aux personnes sans-chez-soi avec un cadre déontologique clair. Ces derniers inscrivent un mode de participation et la mise en place d’une assemblée participative dont les décisions sont reprises dans le règlement d’intérieur. L’assemblée intègre au moins deux personnes ayants droits dans les organes décisionnels moyennant une formation de pair·e aidant·e et une rémunération. Ils·elles seront chargé·e·s d’organiser des sondages auprès de leurs usager·e·s et de communiquer les résultats au Comité d’Urgence et d’Insertion. Enfin, un audit annuel composé d’ayant droit et du Comité Restreint de Bruss’help sera prévu pour évaluer le mode participatif des centres.
Autre projet, la création d’un bureau indépendant de traitement des plaintes sera soutenue par de la médiation. Des rapports sur les violences institutionnelles vécues par les ayants droits et leur impact feront parties des outils d’évaluations sur la qualité des institutions. Dans ce cadre, l’anonymat des ayant droits doit être protégé. En cas d’incident grave, un comité endéans les 4 jours suivant le jour de l’incident est mis en place. Celui-ci accorde un droit de parole puis, selon la gravité de la situation, décide d’une sanction éventuelle.
Enfin, il est important de former et outiller les travailleur∙euse∙s sociaux∙ales et les pair·e·s aidant·e·s de manière continue dans leur rôle d’écoute et de lanceur·euse d’alerte en cas de discrimination. A cette fin, les acteurs·trices de l’aide s’engagent à rendre obligatoire les supervisions et intervisions au sein de leurs centres respectifs. Ils·elles s’engagent à associer les ayants droit à ces processus : encourager les initiatives de « mise en réseau autour des ayants droit » ne peut se faire sans les ayants droit. Il va de soit en ce sens que proposer un cycle de formation permanente et certifiante pour les travailleur·euse·s, les volontaires et les ayants droit est indispensable.
Quelques mises en gardes
Si tout le monde reconnaît ses bienfaits, la méthodologie participative n’est pas sans défis pour autant. Il faudra notamment en tenir compte dans la stratégie en cours de construction.
- Cette approche nécessite beaucoup d’encadrement pour les participant·e·s impliqué·e·s émotionnellement, en particulier les personnes sans-chez-soi à qui on demande parfois d’évoquer des expériences difficiles.
- Etant donné la diversité des échanges et des demandes qu’ils peuvent engendrer, les canaliser assurera une meilleure maitrise sur ce qu’il est possible de changer plutôt que de faire de fausses promesses. L'immobilisme et le manque de débouchés peuvent être source de découragement pour les personnes concernées.
- Ces deux premiers points nécessitent des formations continues. Les usagere·s comme les travailleur·euse·s gagneraient à être accompagné·e·s pour les échanges qu'ils et elles auront à faire ensemble : en apprendre sur le rôle d'expert·e du vécu, ou adopter la bonne posture professionnelle pour les travailleurs et travailleuses.
- Enfin, le caractère évolutif de la méthode nécessite un monitoring régulier pour pouvoir ajuster et adapter selon les besoins et les demandes.
Bien que ces points soulignent les défis restants, le Masterplan aspire à paver consciencieusement la voie de l'implémentation des volontés participatives dans le secteur du sans-chez-soirisme. Tous les intervenant·e·s dans ce processus, qu'ils soient expert·e·s du vécu, travailleur∙euse∙s sociaux∙ales ou volontaires, jouent un rôle essentiel dans la concrétisation de cette vision. Il est essentiel de réaffirmer l'importance de la participation continue, de la formation permanente, et de la flexibilité pour garantir le succès durable de cette stratégie. Pour autant, nous restons optimistes quant à l'impact positif de cette approche participative sur la vie des personnes sans-chez-soi et sur la transformation des politiques en faveur d'un avenir plus inclusif.
Bibliographies:
FEANTSA, “Participation and Homelessness: Decentralising Authority”, in “Homeless in Europe”, Autumn 2023, pp.1-49.
FEANTSA & Grundtvig, Participation toolkit, FEANTSA, Octobre 2013, pp.1-74.